Psychologie amoureuse du piano
Il fut une époque où nos aînés pianistes avaient l’habitude, lors d’un concert et en guise de préambule, de « titiller » le piano, c’est-à-dire de « jeter » quelques arpèges, quelques accords, une esquisse dans la tonalité à venir – comme une manière de conjurer le sort en amont, de rompre la glace… Et cette esquisse amoureuse s’évanouissait soudain pour laisser place au programme attendu.
Cette tradition s’est totalement perdue, laissant place aujourd’hui à un état « clinique » du piano en concert, sans aucun contact après que « l’installation » a eu lieu.
Qu’apportait cette pratique à l’époque ? Au-delà d’une vérification succinte du lieu sur lequel on pose les pattes, qu’est-ce d’autre qu’un besoin de préhension, de lien, qui n’existe pas tant qu’on n’a pas commencé à jouer… Hormis claviers et percussions, aux contacts éloignés, tout instrumentiste a le temps de fusionner avec son instrument avant de jouer.
N’est-il pas étonnant de parler d’un art du toucher lorsqu’ aucun contact physique préalable n’est requis, a fortiori sur un instrument que l’on rencontre quelques heures plus tôt dans le meilleur des cas ? Comment « embrasser » quelqu’un que l’on ne connaît pas ?
A cela, et comme corollaire, s’ajoute l’impossibilité de modeler le son dans le déroulement du temps après « l’attaque ». Particularité épuisante et fascinante puisqu’elle implique une manière de penser le son avant qu’il soit créé.
Et pourtant, finalement, de cette impossibilité « amoureuse » du son malléable, naît une poésie sans limite. Car c’est dans la perte irrémédiable et sans cesse renouvelée du son au piano, que se creuse l’envie, le désir d’un mouvement de l’Être.