« On n’entend rien », ou le sentiment amoureux en musique

« ON N’ENTEND RIEN », OU LE SENTIMENT AMOUREUX EN MUSIQUE

Connaissez-vous l’historien de l’art Daniel Arasse et son ouvrage « On n’y voit rien » ? Il s’agit d’une succession de descriptions iconoclastes et érudites de tableaux, basées sur de solides connaissances historiques et iconographiques.
Partant du postulat qu’on ne voit pas réellement une œuvre d’art telle qu’en son essence primordiale, mais qu’on la fantasme par nos propres projections égotiques et culturelles, l’auteur propose un regard neuf et dépoussiéré sur l’art en général : retraçant la genèse de l’oeuvre, il cherche à voir ce que la toile dit elle-même.
Ce qui trouble dans la démarche passionnée et presque hallucinée de Daniel Arasse, c’est qu’au-delà d’une érudition écrasante, l’auteur est surtout mû par une intuition, un instinct hors du commun. En cherchant ce que le peintre a réellement pu vouloir montrer, Arasse propose une vision autre, personnelle, mais avant tout amoureuse. Amoureuse de différents types de langages, de différentes palettes, de différents messages. Amoureuse de la multitude. Attentive à la différence. C’est par cet amour absolu qu’il fait «parler» les toiles. Daniel Arasse n’imprime pas sa vision rêvée, il attend patiemment de débusquer le contenu, il attend que le tableau se livre…
Voilà comment m’est venue cette irrépressible envie de formuler «on n’entend rien»… ou on n’entend pas…
La musique «savante» est lourde des images dont on la charge. Qu’est-ce qui représente le mieux une certaine idée de l’élite intellectuelle et sociale qu’une musique élaborée dans le plus grand soin par un érudit héritier d’une tradition musicale « savante »? Dès lors, si l’on n’entend pas l’œuvre directement, comment l’entend-on ?
En concert, on s’assied, chargé des ​a priori​ et, après quelques instants, on réfléchit, on fait appel aux référents culturels les plus proches, ceux qui vont nous permettre de placer dans des cases une nouvelle musique, un nouvel énoncé. On va alors commencer à élaborer des schèmes mentaux, des visualisations que l’on va juxtaposer, permettant une appropriation effective de la nouveauté. Et puis, on affublera la représentation mentale de réflexions -​ a posteriori​ – censées nous donner un avis, et par lequel on se positionnera dans le milieu social auquel on appartient.
Dans ce cadre précis, l’écoute d’une création contemporaine par exemple, ou tout simplement d’une nouveauté, participe à notre construction égotique. Mon cerveau participe alors que mon quotient émotionnel, mon corps, mon potentiel d’intuition, d’amour, n’ont pas servi. La différence (de ressenti) est absolument exclue de ce type d’expérience. Le mental supplée et brode sur une obligation latente de s’aligner sur les diktats esthétiques voire moraux. Dans le cas d’une œuvre connue, on aura nécessairement affaire à la mémoire collective (donc tyrannique) et aux lieux communs -nécessité d’être bouleversé, sentiment diffus d’avoir à ressentir ce que les autres ont déjà ressenti.
Voilà comment on circonscrit l’individu, le corps, dans un territoire assez pauvre. Il faut une grande force morale et intellectuelle pour se faire réceptacle de la musique sans pour autant la dénaturer… Il faudrait parvenir à entendre l’objet sonore en se positionnant hors du temps, hors de la culture, hors de soi-même… Sortir de soi : c’est précisément la caractéristique du sentiment amoureux…
On dit souvent que la musique se passe de mots. Elle se passe aussi aisément du mental. La sensation physique d’amour universel que l’auditeur peut ressentir face à l’orchestre et le chœur du final de la Neuvième de Beethoven peut servir d’exemple. Je peux énoncer ce que cela représente pour moi-même… mais l’œuvre ne se livre que lorsque je la laisse venir à moi. Je peux la penser à l’intérieur d’un cadre défini par mon expérience. Mais j’aurai accès à elle si je suis capable aussi de la laisser créer ses propres codes. Chaque œuvre porte sa propre clef. La difficulté étant de ne jamais faire l’erreur d’utiliser une de celles que je connais. C’est tout l’art du «laisser-être», du «laisser-agir».
Il est possible d’approcher intuitivement et justement l’art par une expérience intime et intrinsèque, propre à chacun (cf. l’expérience du Sacré si chère à Jung).
Pour apprendre de nouveau, il faut tout oublier. Comme avec chaque individu.